Focalisation externe

Parfois, à l’atelier, un thème ou une contrainte tombe et tout le monde se regarde avec circonspection. C’était le cas à notre dernière soirée où il fallait utiliser la focalisation externe. Le narrateur assiste à une scène mais n’intervient pas et ne donne pas son ressenti de ce qu’il voit (même si ce ressenti bien évidemment ressort forcément un peu).

Temps d’écriture : 50 minutes.

L’Ennui #2

Il est intéressant de savoir que d’avoir écrit ce texte m’a donné envie d’en écrire un autre. Il est en cours d’écriture !


Stalingrad. La station, pas la ville, mais tout autant tombée en ruine. Les portes du métro s’écartent en un bruit lourd. Les voyageurs se croisent, jouant des coudes pour sortir ou pour un strapontin. Un homme pénètre dans la rame calmement. C’est le dernier à y entrer. Il a le sourire aux lèvres. Un sourire blanc, éclatant. De tout le wagon, il est le seul à sourire. Ici, une jeune fille tire la gueule, là-bas un grand black prend la pose à côté d’une vieille dame refermée sur elle-même. L’homme qui sourit brille de mille feux : ses yeux, ses dents, ses cheveux recouverts de laque et plaqués sur le côté. Il a le teint mat et cuivré des indopakistanais. Il porte une chemise bariolée et un pantalon de cuir moulant. Quand le métro repart, il pose à ses pieds un vieux radiocassette du siècle dernier, rectangulaire et argenté, rafistolé au gros scotch marron. Les regards se tournent vers lui, courroucés ou curieux. Son doigt appuie sur le bouton play. Mickael Jackson investit les lieux. Le poste se met à beugler. Les basses font trembler le métro plus encore que les rails. En un geste, l’Indien se met à danser. L’espace est confiné, les voyageurs s’écartent. Sans lâcher son sourire, il fait mine de chanter, cligne de l’œil à l’intention d’une jeune fille qui replonge aussitôt son nez dans son livre. L’homme est plein d’énergie, il tourne, valdingue et virevolte, s’accroche à la barre centrale comme à une barre de pole dance. Un karaoké dansant, direction Bobigny.

Et puis soudain il s’arrête net à la vue d’un passager. C’est un petit homme, si petit qu’il ne l’a pas vu tout de suite. Il est au sol, ce mendiant, un Syrien. C’est ce que dit la pancarte accrochée à son cou. Ses genoux ont perdu le sens commun. Il se traine par terre, étalant sa misère. Les passagers n’osent le regarder. Des jambes dans cet état, personne ne veut les voir. La musique continue de hurler, mais le danseur a perdu le goût de rire. Il l’éteint d’un geste, salue son public et file station Jaurès.

Le Syrien poursuit son chemin de croix et rampe de rame en rame. Personne ne le regarde. L’Indien a gâché sa parade. Non sans un geste de colère, il emporte sa misère station Laumière.

C’est la fin des correspondances. Le métro se vide plus qu’il ne se remplit. Les places assises ne trouvent plus preneur. Dans le wagon, les gens s’assoupissent dans le calme des fins de ligne. Et alors une femme entre et trouble leur sommeil. Elle est sans âge, son fichu sur le crâne. Elle a le teint marqué, le visage boursoufflé. Sûrement une Rom. Un bébé repose sur sa poitrine épaisse. Et elle se met à crier, mais son cri est un chant. Un chant qui semble venu d’ailleurs, mais qui est bien en français : « S’il vous plaît, Mesdames et Messieurs… » C’est tout. Une seule rengaine, un seul refrain. Une litanie stridente et déchirante. Aucun voyageur ne peut l’ignorer. Le grand black augmente le volume de son téléphone pour s’y soustraire, mais son effort est vain. La jeune fille fait semblant de dormir. La vieille dame se lève et arrête la gitane d’un geste. Elle lui dit qu’elle sait pour qui elle travaille. Que ce bébé n’est sans doute pas le sien. La Roumaine se tait aussi sec et cesse sa prestation. Dès que les portes s’ouvrent, elle fuit attendre le prochain métro.

La vieille femme cherche chez les autres voyageurs un air approbateur. Mais personne ne la regarde. Personne ne se regarde. Tous veulent disparaître. Et le métro continue sur la ligne, théâtre de la misère, aller simple vers l’Enfer.

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