Depuis des semaines, les réseaux sociaux, blogs et sites web saturent d’articles et commentaires liés à la situation précaire des auteurs de bande-dessinée. Cela avait commencé notamment par le documentaire Sous les bulles, l’autre visage de la bande-dessinée (par Maiana Bidegain). Ce reportage, particulièrement déprimant, avait le mérite de pointer du doigt les difficultés du milieu, tout en interviewant toute la chaîne, de l’auteur au libraire. Depuis, les auteurs voient pointer une réforme des retraites les appauvrissant d’autant plus. Mais quel est le rôle du lecteur dans tout ça ?
D’abord, il me paraît nécessaire de présenter mon point de vue en tant qu’auteur amateur de bande-dessinée. Ayant dernièrement envoyé mon premier dossier pour un projet à un éditeur, j’ai une idée sur la question. Bien qu’ayant toujours développé des loisirs créatifs (écriture, création de jeux vidéo, musique, puis BD), je n’ai jamais réellement souhaité en faire un métier. La trop grande précarité de ces milieux a toujours douché mon enthousiasme. D’autres contraintes m’ont souvent gêné, que ce soit la vie loin de chez soi pour la musique ou la solitude du dessinateur de BD devant sa planche. Bref, j’ai toujours voulu avoir un emploi salarié qui me laissait l’esprit libre à la création, sans stress ni pression. Même si parfois le fait d’avoir un blog m’a poussé à baisser la qualité de mes créations (je l’admets pleinement), j’ai actuellement le plaisir de ne dessiner que lorsque j’en ai vraiment envie. En cela, Fabrice Erre est un exemple : il publie des bande-dessinées tout en étant enseignant. Un nouveau modèle pour moi ?
Ce qui m’intéresse ici c’est avant tout de parler du rôle du lecteur, puisque je suis avant tout un grand lecteur de bande-dessinée. Il y a trois ans, j’avais évoqué dans un article de ma newsletter la nécessité d’être militant dans ses achats, 3ême si un lecteur n’achète jamais autant de bande-dessinées qu’il le voudrait réellement (ou alors il est très riche !). Cette analyse mérite d’être un peu étayée. En effet, à l’époque je parlais beaucoup des auteurs de blogs BD. Ces derniers tentaient de percer par leur activité sur internet et certains se voyaient édités, souvent par de petits et jeunes éditeurs (dont certains ont mis la clé sous la porte depuis). A l’époque, j’achètais alors beaucoup de ces premiers livres pour soutenir à la fois les maisons et les auteurs. Hélas, à force, je suis devenu particulièrement méfiant à l’encontre de ces ouvrages. En effet, après des premières bonnes surprises, j’ai trouvé que le niveau d’ensemble baissait sacrément. Des auteurs excellents en blog produisait des livres bien moins percutants (la difficulté de tenir sur des dizaines de pages ?), le tout dans des ouvrages pas toujours de grande qualité. Et je passe sur les (très) nombreux recueils fourre-tout. J’étais alors face à des auteurs qui, pour publier, se servaient de ce qu’ils avaient déjà en main plutôt que de proposer un véritable projet construit autour d’une idée. Dommage. Du coup, je me suis détourné de certaines maisons d’édition et, par là-même, de certains auteurs.
Parallèlement, mon amour pour les séries s’est tellement étiolé que je n’en achète presque plus. C’est tout juste si j’accepte d’acheter le premier tome d’un triptyque. Trop de désillusions, de séries sans fin qui se diluent… Sans même parler de celles qui changent de dessinateur en route ! Je privilégie désormais le one-shot, quitte à ce qu’il fasse 100 pages. De même, j’ai arrêté de faire pleinement confiance aux auteurs. Avant, j’achetais des livres les yeux fermés s’ils étaient scénarisés/dessinés par certaines personnes. Devant les déceptions, j’ai fini par être beaucoup plus prudent. Ainsi, l’un des auteurs que j’admire le plus, Blutch, a l’immense mérite de faire des ouvrages très différents. Ainsi, lorsqu’il propose Pour une finir avec le cinéma, j’ai passé mon tour. Ce livre axé sur des scènes de films cultes pour cet auteur. N’y étant pas réceptif, j’ai préféré attendre plutôt que d’être déçu. J’ai pu ainsi acheter son dernier ouvrage Lune l’envers, dont j’ai pleinement apprécié la lecture.
Le besoin de posséder en question
Le fait que je lise beaucoup en bibliothèque m’a permis de prendre du recul sur la notion absolue de possession. Ainsi, je ne souhaite plus avoir une grande bibliothèque majestueuse, mais quelque chose de cohérent. Ainsi, plusieurs critères entrent désormais en jeu pour qu’une bande-dessinée mérite son entrée dans ma bibliothèque :
– être magnifique graphiquement (au point que cela me serve de référence pour mon propre dessin)
– avoir un vrai potentiel de relecture (ce qui sous-entend une vraie qualité de scénario).
Cette analyse est vraie également pour la littérature et la musique (puisque j’achète encore des albums). Je suis donc passé outre deux tabous : l’occasion et la revente. Ainsi, j’ai revendu pas mal d’ouvrages (notamment des séries) qui ne me plaisaient plus du tout. Et parallèlement, j’achète en occasion les séries (anciennes) qui me plaisent. Car découvrir une série et devoir acheter 8 à 10 tomes, c’est compliqué. Ainsi, découvrant Le vent dans les saules (et sa suite, Le vent dans les sables) de Michel Plessix, j’avais neuf tomes à acheter. A une bonne dizaine d’euros le livre, j’ai préféré me rabattre sur l’occasion. Problème : l’auteur ne touche rien. C’est la même chose pour les Donjon (Sfar & Trondheim + plein de guests) où le nombre de tomes est mirobolant et que je complète petit à petit, sur plusieurs années.
Lire en bibliothèque : éviter les désillusions ?
Parallèlement, mes lectures en bibliothèque ont fortement baissé mon volume d’achat. Cela m’a permis d’éviter certains BDs qui m’attiraient sur le papier mais qui se sont révélés décevantes. A l’inverse, ayant découvert Cité 14 (Gabus & Reutimann) en bibliothèque, j’ai acheté les deux saisons complètes, ainsi que le spin-off. Même si, en soit, j’aurais préféré la version livret qui a disparu, car pas assez rentable…
La bibliothèque a chez moi favorisé les ouvrages forts, parfois un peu plus abruptes à la lecture, au détriment des ouvrages grand public. En cela, c’est plutôt une bonne chose. D’ailleurs, lorsque j’ai pu voir les chiffres des meilleures ventes de bande-dessinées de l’année dernière, je me suis aperçu que je participais peu aux blockbusters (mis à part le dernier Blacksad par Diaz Canales & Guarnido).
Un autre exemple intéressant est Bone de Jeff Smith. J’ai pris cette bande-dessinée en bibliothèque car je savais qu’un jeu vidéo avait été fait sur cet univers. Voilà le point de départ ! J’ai dévoré l’ensemble et c’est, selon moi, l’une des meilleures séries que j’ai pu lire. J’ai donc logiquement voulu l’acheter. Actuellement, son édition n’existe qu’en couleur… Or j’avais découvert Bone en noir et blanc et avait été transcendé par le trait au pinceau magnifique de Jeff Smith. Ce comics a été fait avant tout en noir et blanc et l’ajout de la couleur n’est qu’une manœuvre commerciale destinée à toucher un plus grand public. J’ai donc entrepris d’acheter cette série d’occasion afin de pouvoir profiter du noir et blanc. Après deux ans de recherche, j’ai trouvé dix des onze tomes… Je touche au but !
Au final, les intérêts des lecteurs et des auteurs divergent forcément. Car à la précarité réelle des auteurs s’oppose le pouvoir d’achat des lecteurs. Ma propre capacité d’achat m’a obligé à trouver des moyens de continuer à lire beaucoup sans m’appauvrir. Cela m’a poussé vers l’occasion et les bibliothèques. L’effet principal a été mon ouverture d’esprit, puisque j’ai pu découvrir de formidables ouvrages et auteurs que je n’aurais pu découvrir en librairie. En librairie, les livres tournent très vite, pas en bibliothèque…
A lire :
Une année au lycée par Fabrice Erre – enseignant et auteur de BD.
Ton article est très intéressant. Je partage pleinement ton opinion sur le fait de privilégier la qualité à la quantité. Il est important que les auteurs comprennent que ce n’est pas un devoir d’acheter leurs ouvrages mais que ce sont leurs albums qui doivent générer l’envie d’acheter…
Hé oui !
Réflexion très intéressante ! Le seul statut du lecteur qui lui est reconnu est hélas bien souvent celui de consommateur…. Mes premières paies d’ouvrier (au début des années 80) passaient dans le permis de conduire et l’achat de bandes dessinées, mais très vite, la réalité des factures de la vie courante rattrapant le lecteur, je n’ai plus acheté de BD. Je lis aussi pas mal d’auteurs à la bibliothèque aujourd’hui, et c’est une façon géniale de découvrir des choses que s’il avait fallu acheter l’album, je n’aurais pas découvertes.
Reste que les auteurs doivent bien vivre, et si les acheteurs sont moins nombreux (cela en plus de leur condition professionnelle précaire pour la majorité d’entre eux) c’est de plus en plus difficile pour eux.
C’est tout le système économique et politique de notre société qui est à remettre en cause. Je n’ai pas la solution… Mais ce que je sais, c’est que l’art (un gros mot ?) que ce soit la peinture, la sculpture, la musique, la BD… est souvent vu soit comme un hobby amateur, soit comme un truc élitiste qui doit être subventionné, Les critères de cela sont pourtant souvent faussés, provenant de manœuvres commerciales, ou de réseaux clientélistes.
Ce que je sais moi, c’est que dans tous les emplois que j’ai eus, je n’étais ni très efficace, ni très motivé, j’allais au boulot à reculons et j’avais l’impression de voler mon salaire. Humainement, je me sens 1000 fois plus utile à faire mes petits dessins dérisoires sur mon blog que lorsque j’étais prof. On pourra me répondre que je n’ai pas les pieds sur terre, ce à quoi je répondrai “quel sens doit-on donner à sa vie ?”
Je pense que le blog BD (tout dépend de ce qu’on en fait) peut-être considéré comme une œuvre à part entière, et même se suffisant à elle-même (je dis ça, mais j’ai aussi fait des compils de notes de blog sur papier ! 😉 ) et non seulement pensé comme un tremplin vers l’édition papier. Le système du blog, avec ses interactions avec le lecteur, offrant gratuitement le travail d’un auteur, est en cela un outil de subversion dans une société dominée par les échanges commerciaux. Mais que cela ne vous empêche pas d’acheter mes livres ! 😉
Désolé d’avoir été aussi long, surtout pour dire n’importe quoi ! 🙄
Tu es un grand idéaliste à ce que je vois ! 😉
Merci pour ton commentaire argumenté en tout cas.
Heu… Désolé d’intervenir encore…
Les auteurs devraient pouvoir vivre de leur travail et les lecteurs devraient ne pas être pris pour de simples acheteurs, comment concilier ces deux choses là, je ne sais pas… 😯
La conciliation pose trop de soucis !
Douce utopie!
A mes yeux, l’auto-édition pourrait être un moyen de parvenir à contourner ce statut d’acheteur, donné par défaut aux lecteurs.
Leur permettre de choisir ce qu’ils voudraient voir en rayon en leur laissant une plus grande place dans le choix éditorial serait le rêve. Actuellement j’ai l’impression que c’est plutôt à l’envers que ce fait cette étape : on va choisir d’éditer ce qui risque fort de marcher, parce qu’on sent que les lecteurs l’achèteront (“c’est un trait moderne qui tend vers l’influence Manga, et puis y’a des flingues et des jolies nenettes! Si, si, ça marchera j’vous dis!”).
Mais cela signifierait impliquer le lecteur plus qu’il ne l’est déjà, chose ardue : le lecteur peut être la nonchalance même (je parle de moi) et se contenter du choix qui lui est offert, parce que s’impliquer plus, c’est du temps à passer à faire autre chose que de lire des BD, justement.
J’aime me raccrocher à cette idée qu’une autre fonctionnement pourrait exister! Dans les faits, c’est effectivement bien plus difficile…
L’auto-édition comme source de revenus principale est une utopie, clairement.
Je ne connais pas les chiffres, mais le problème du modèle économique vient de la surproduction. Forcément au bout d’un moment il ne peut plus y avoir un public suffisant pour chaque BD qui sort.
Mais comme le dit Philgreff, c’est plus largement toute l’organisation du travail et du temps qui est foireuse.
En même temps, sans surproduction, les grands d’hier (genre Franquin) travaillaient comme des forcenés déjà.
d’accord avec toi pour Bone : le n&b est bien mieux!
Ha ! Je vois qu’on me comprend !
Un article vraiment intéressant. Je voudrais juste donner mon point de vue . Un auteur a le courage d’écrire ou de dessiner. Celui qui en fait son métier espère toujours en vivre et je pense qu’un travail de qualité lui apportera plus que la quantité. De son côté, le lecteur choisira toujours la qualité et de ce fait, il contribura à la notoriété de l’auteur. C’est une sorte de cercle vicieux qui satisfait en général les deux parties.
Merci pour ton point de vue Franklin !
Très pertinente ton analyse. Merci pour les quelques conseils que je note au passage.
Pour ma part je ne passe que peu de temps dans les bibliothèque depuis que j’ai quitté la douce innocence de l’enfance, parce que le rayon BD de celle de mon quartier n’était quasiment jamais renouvelée.
Voir certains ouvrages dans ma bibliothèque me fait honte et je ferai mieux de les revendre assez rapidement pour pouvoir à nouveau recevoir des gens à la maison.
Quant au microcosme merveilleux qu’est le bac de BD d’occasion, c’est une véritable mine d’or qu’il est indispensable de passer au peigne fin! Héhé!
Je file voir le DVD de “Sous les bulles” qui a l’air passionnant (il est disponible là, il paraît http://parabd.bdfugue.com/dvd-sous-les-bulles-edition-speciale )
“Sous les bulles” est passionnant mais déprimant.