Un repas

Je vous présente mon dernier texte d’atelier d’écriture.
Thème : Un repas + une annonce
Durée : 60 minutes


Au mois de juillet, nous profitons du collège vidé de ses élèves. La bâtisse est si calme, si tranquille. Ce serait un havre de paix s’il n’y avait les collègues. Ce soir a lieu le repas de fin d’année. Un rituel bien calibré à discuter des vacances à venir : la thalasso pour Martine, l’île de Ré pour Albertine et le chemin de Saint Jacques de Compostelle pour Didier ; J’arrive sur les coups de dix-neuf heures. Il faut encore plein jour en ce début d’été. Des tables recouvertes de nappes en papier ont été disposées dans la cour. Le buffet est déjà plein de denrées apportées par les collègues. Encore une fois, ils ont fourni aucun effort : tout a été acheté, rien n’a été cuisiné. Tous ont des excuses bidon ; je les connais par cœur. « Je n’ai pas eu le temps » pour ne pas dire qu’ils n’ont pas eu envie. Ce sont toujours les mêmes qui font des efforts. L’espace d’un instant, j’hésite à déposer ma quiche lorraine. Ce n’est certes pas un chef d’œuvre culinaire, mais l’ont-ils méritée ? L’année dernière, j’en ai ramené la moitié.

La gestionnaire, Madame Ladiray, débarque avec les agents et les victuailles offertes par le collège pour le pot. Des cacahuètes et des chips premier prix et trois bouteilles de cidre doux. Avec ça, on ne risque pas d’être bourrés ! J’imagine déjà les conversations passionnantes pour savoir si le cidre est breton ou normand. Nous avons eu le même débat lors de la galette des rois. Quelle tristesse ! Ces cacahuètes sont à l’image de l’estime qu’a de nous l’administration.

Gérard apparaît soudain comme un sauveur avec une caisse de vin de Bordeaux et des conserves de pâté. Il nous en ramène chaque année de sa région. Certains lui passent même commande.

« J’ai pensé à prendre un tire-bouchon ! » s’écrie-t-il gaiement et tout le monde est rassurée : nous pourrons boire ce soir.

Nous attendons les retardataires pour manger. Des groupes se forment, lorgnant sur la nourriture. Quand on a faim, on a faim. Le principal daigne enfin se montrer. Le chef est là, on peut bouffer. Nous nous jetons comme des morts-de-faim sur les cacahuètes, les chips, les quiches, les guacamoles. Nous remplissons nos assiettes en carton et nos verres en plastiques, tenant le tout en un équilibre précaire. J’essaie de me mêler aux autres, mais chaque groupe est select. Et puis, ils ne parlent pas des élèves, que vais-je pouvoir leur dire ? Moi, je m’en fous de leurs vacances et de leurs gosses. Je veux dire : on n’a pas gardé les cochons ensemble (bon, c’est vrai, nous avons gardé les élèves ensemble). Alors je vogue des uns aux autres, écoutant leurs fadaises jusqu’à saturation et repart vers de nouvelles discussions stériles. Je m’emmerde. Chaque année, c’est la même chose. Personne ne vient me parler, comme si j’étais invisible.

Le principal vient à mon secours : c’est le temps du discours. Dans un langage tout administratif, le nous brosse dans le sens du poil. Oubliées les batailles des conseils d’administration, les conseils pédagogiques houleux, les conseils de classe tendus. C’est la trêve, pas celle de Noël, celle de juillet.

Et puis, avec un grand sourire il ajoute :

— Ce soir, je vois également vous annoncer – et je viens de l’apprendre ! – le départ de Martine.

Ladite Martine s’avance et nous annonce sa mutation. Trente-cinq ans de service sans jamais changer d’établissement. Huit réformes, douze ministres, trois gels d’indice, elle a survécu à tout. Et elle s’en va maintenant, si proche de la retraite ? Ses copines lui offrent un cadeau, elles étaient dans la confidence, elles. Les gens l’applaudissent, la congratulent, mais moi je manque d’air. Je titube, ma vision se trouble et mon ventre devient incandescent. Je m’assois sur un banc, le corps brûlant, la sueur coulant de mon front. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je m’en bats les couilles de Martine. Qu’elle se casse, je m’en branle. Aucun regret pour moi, j’ai pas de passion pour les mémères. Mais elle part. Elle quitte la maison. Et moi je reste là comme un con. Comme un gland. Putain, je vais crever ici, dans ce collège pourri. Quinze ans déjà. Quinze ans qui se répètent à l’infini. J’en ai bouffé des trimestres, des verts et des pas mûrs, certains salés, d’autres amers. J’en ai soupé des classes relous et des élèves teubés. J’en ai ras la gueule, plein le cul des ados. D’après la dernière réforme, j’en ai encore pour trente ans. C’est pas possible ! J’y survivrai pas ! Faut que je me casse de là ! Mais pour aller où ? Pour faire quoi ? Je n’ai même pas entendu où Martine mutait.

Je souffle un bon coup, me calme et me lève pour me servir un verre de Bordeaux. Je pioche à grands mains les M&M’s amenés par la stagiaire d’histoire ; le chocolat est mon antidépresseur. Manger me donne une contenance. J’espère encore me sociabiliser. Je tente des approches timides. Je souris au gens, espérant qu’ils engageront la conversation. Mais alors le pire arrive : la collègue d’EPS a ramené des baffles et lance sa playlist des années 80. Ça se met à crier, à chanter et à danser. Le buffet se dépeuple. À quel moment de ma vie suis-je devenu le mec qui grignote et picole seul dans son coin ? Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement manger à une table, là je pourrais soutenir des conversations, parler de littérature, de cinéma, de voyages… Vaincu, je retourne sur mon banc. Je me dis qu’il est temps de partir, mais Justine, notre secrétaire, s’assoit à côté de moi.

— Vous n’allez pas danser, Monsieur Garenne ?

Je fais « non » de la tête et lui retourne la question. Elle sourit :

— Cette musique, ce n’est pas trop de ma génération.

La lumière déclinante éclaire ses mèches bouclées délicatement. Malgré moi, je me redresse et rentre le ventre. Avant même que je ne comprenne pourquoi, je lui demande :

— Dites-moi, Justine, comment on se retrouve à être secrétaire dans l’Éducation nationale ? Ce n’est pas banal…

Elle rit et me dit :

— C’est une longue histoire, j’espère que vous avez du temps devant vous !
— J’ai toute ma soirée.
— Ok, alors je veux bien vous raconter, mais pour la soirée de fin d’année, on va se tutoyer.

Et dans la nuit frémissante, assourdis par une musique omniprésente, enivrés par les multiples verres de Bordeaux, elle me raconte sa vie. Et je me dis que, tout compte fait, je passerais bien une autre année ici.

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