Costume

Avec la dernière note, la lumière se rallume. Les spots éclairent le public et ses visages tournés vers nous. Ils sont en robe de soirée et en costume cravate. Curieuse assemblée pour un concert de rock. Nous débranchons les instruments, rangeons les amplis, mettons les guitares dans les étuis. Il est l’heure pour nous aussi de profiter du gala. Je récupère ma robe et tente de travers la salle bondée. Les gens m’accostent, m’arrêtent, commentent et congratulent. Ils veulnet bien faire, mais je veux juste qu’ils me foutent la paix. Je veux me changer. Avec mon baggy et mon t-shirt des Ramones, j’ai l’air d’une clodo à côté d’eux. D’habitude, j’en ai rien à battre, mais là… l’écart est trop grand.

Je prends ma gueule de gothique dépressive et fends la foule. Plus personne n’ose m’arrêter. J’entre aux toilettes, le seul endroit que j’ai trouvé qui n’est pas occupé. Notre groupe n’est pas assez connu pour avoir droit à une loge. J’aurais aimé pouvoir faire comme Julien et me changer à la vue de tous, à l’arrière scène, exhibant son torse velu et son caleçon à la foule. Moi, je ne peux pas.

J’entre dans une cabine. C’est le début de la soirée, mais elle est déjà crado. Le sol colle aux semelles de mes Doc Martens. Parfois, les meufs sont aussi dégueulasses que les mecs. Elles pissent debout ou quoi ? Hors de question de poser mes pieds par terre. Je dévalise le distributeur de sopalin et déposes les feuilles en trois couches sur le sol. Dans l’espace exigu, c’est une torture de me changer. Voilà un truc auquel je n’avais pas pensé. Je m’étais dit que mettre une robe, ce n’était pas difficile. Que je trouverai comment le faire sur place. Mais s’il n’y avait que la robe… Il faut que je mette des collants, des chaussures à talon. Comme j’ai choisi une robe bustier, je dois même changer de soutif ! Je manque de glisser deux fois, me fracasse le coude contre la paroi, mais je finis par tout enfiler. Me voilà déguisée comme les autres.

Je sors de la cabine et me retrouve face au miroir. J’essuie mon visage trempé de la sueur du concert et corrige mon maquillage. Je détache mes cheveux, les laisse retomber pour couvrir mes épaules, et les brosse du mieux que je peux. Eux aussi, le concert les a malmenés. J’enlève mes piercings aux oreilles et les remplace par des créoles que m’a prêté Adèle. J’ajoute le médaillon que m’a offert ma mère et que je ne mets jamais. Il vient se caler entre mes seins. Je termine par un rouge à lèvres carmin assorti à ma robe. Ils s’attendent tous à ce que je porte une robe noire, moi la métalleuse so dark. Mais tant qu’à se déguiser, autant le faire franchement.

Je me recule d’un pas et me contemple dans le miroir. Je ne me reconnais pas. Cette fille en face de moi est une autre. Elle est si belle. Élégante. C’est pas une nana qui jure, qui fume et qui boit. Ce n’est pas moi. Et pourtant… Celle que je vois, elle pourrait être moi. Je touche du doigt le verre pour vérifier qu’elle n’existe pas. J’ai peur qu’elle m’aspire, quelle me supplante. Que la fille sage en moi prenne le pas. Que je renonce à l’anarchie et au chaos.

Adèle entre aux toilettes et s’arrête, un grand sourire aux lèvres.

— Émilie ! Tu es magnifique ! s’écrie-t-elle.

Je lève les yeux au ciel. Adèle est tellement fille. Habillée comme une princesse Disney, elle vit un rêve éveillé. Elle me prend le bras et, ensemble, nous nous observons dans le miroir.

— Alors, c’est ça être une princesse ? dis-je. Franchement, j’pourrais pas.

Adèle rit et m’entraîne dehors. Les mecs se retournent sur notre passage, je n’ai pas l’habitude. Je sens leurs regards descendre jusqu’à ma poitrine ; ce n’est pas le médaillon qu’ils regardent. Ce sont des animaux. Des bêtes. Deux fois je manque de trébucher avec mes talons. J’ai l’impression d’être une cruche à deux doigts de se fracasser. Comment puis-je m’infliger ça ?

Nous rejoignons Magali. Elle, est vraiment anticonformiste. Elle ne porte pas de robe, mais un tailleur pantalon noir assorti d’une cravate rouge. Ses yeux sont légèrement cernés de noir ; ça lui donne un regard plus malicieux encore.

— Emmy, t’as l’air toute coincée comme ça ! se moque-t-elle. Tu devrais boire un coup !

J’avise un serveur et récupère une coupe de champagne.

— Tu es tellement belle comme ça ! me dit Adèle.

— C’est clair ! T’es canon ! surenchérit Magali.

— Tu devrais le faire plus souvent, ajoute Adèle.

— Faire quoi ? rétorqué-je. M’habiller en robe de soirée ? Je ne vais pas au bal tous les weekends les filles…

— Non, mais je veux dire… tente de s’expliquer Adèle. T’habiller plus…

Oh putain ! J’ai compris !

— M’habiller en fille, c’est ça ?

Adèle rougit, cherche du regard Mag qui lève les épaules. Ainsi, c’est ce que je suis ? La fille moche qui pourrait être belle si elle le voulait bien ? Comme dans ces teen movies où l’actrice n’a qu’à enlever ses lunettes et détacher son chignon pour faire saliver les mecs ? Je me sens trahie. Trahie par les copines. Trahi par ce gala qui m’oblige à montrer cette part de moi. Oui, je voulais être jolie. Au moins UNE fois. Un soir. Je ne suis qu’une putain de Cendrillon, pas celle de Disney, celle de Téléphone. Je suis comme toutes les autres. Toute aussi conne. Superficielle.

Je vois les regards autour de moi. Ils pensent la même chose que mes copines. « Émilie, en fait, elle est pas mal en fille. »

Dans un accès de colère, je retire mes chaussures, les balancent dans un coin et quitte mes meufs. Dans ma hâte, j’ai filé mes collants. Il est minuit, Cendrillon rentre à la maison.

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