Une vocation


Je vous présente mon dernier texte d’atelier d’écriture.
Thème : Une vocation
Durée : 60 minutes


Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours voulu porter la barbe. Mon père n’y est doute pas étranger. La sienne est fleurie, une véritable broussaille qui lui descend jusqu’en bas du cou. Avec l’âge, quand elle fut devenue blanche, il se mi à écumer les salles de classe de maternelle en Père Noël. Pas besoin de postiche, tout en poils naturels. La légende disait qu’ils ne se l’était rasée qu’une seule fois, lorsqu’il avait passé ses concours. Pour l’oral, il fallait faire propre, avoir l’air sérieux. S’était-il seulement reconnu dans la glace une fois son visage dégarni ? Qu’en avait pensé ma mère qui venait à peine de le rencontrer ? Savait-elle que ce serait la première et dernière fois qu’elle le verrait ainsi ? Enfants, nous avions exigé des preuves, des photos, mais personne n’avait immortalisé ce moment.

Ainsi donc, je voulais une barbe. Mais quand on a huit ans, il faut être patient. Parfois, j’en formais une sur mon visage en me badigeonnant de la mousse dans mon bain. Je voulais être comme mon père, quoi de plus normal. Avec le temps, cette envie ne fit que croître. Tous mes modèles portaient la barbe alors qu’à l’époque, ce n’était pas la mode. Il fallait avoir le poil court. Mais les milieux du métal et de l’heroïc-fantasy – deux univers ô combien importants pour le geek que j’étais – sont friands de pilosité. James Hetfield, chanteur de Metallica, arborait une grande crinière bouclée et une barbe bien taillée. Mon autre fantasme de virilité était le preux Aragorn dans Le Seigneur des Anneaux. Or, sur la Terre du Milieu, on ne passait guère son temps chez le coiffeur. Hélas, il me fallut m’armer de patience. Mon adolescence tardive me privait de poils, entre autres faciaux. Mes mollets imberbes était source de moquerie de mes camarades. Mon meilleur ami aimait exhiber son ventre pour montrer la touffe épaisse qui partait de son nombril et couvrait son bas ventre. Le mien était lisse, une vraie peau de bébé. Quelle honte ! Comment pouvais-je seulement prétendre être un homme ? Un mâle alpha a du poil partout. Plus il en a, mieux c’est.

Mes modèles de virilité arboraient certes une barbe, mais aussi de longs cheveux. À quinze ans, je décidais de les faire pousser moi aussi. Le temps qu’ils atteignent la taille requise, j’aurais sans doute des poils au visage. Mais j’ai le cheveu dur et épais. Rebelle. Les premiers mois ne furent pas de tout repos. Ma chevelure gonfla, les épis proliférèrent. J’étais loin du style « Terre du Milieu ». Je devais les laver tout le temps, sinon le gras les rendait brillants. Je tins bon évitant soigneusement de me regarder dans un miroir. La mode était aux cheveux coupés ras. Quand je me vis avec les cheveux aux épaules, se barrant dans tous les sens, je décidais de tout raser. Avec une tête pareille, j’allais finir le lycée puceau. C’était un échec. Et malgré les mois qui passaient, ma puberté continuait à se traîner. Alors enfin apparut un fin duvet au-dessus de ma lèvre supérieure. Je commençais à me raser ; on disait que ça faisait repousser le poil plus vite et plus dru. Mais je n’avais qu’une moustache duveteuse qui me donnait un air d’ado attardé un peu crade. Mes joues restaient glabres. Je restais deux semaines sans me raser pour obtenir un semblant de barbe de trois jours. C’était moche et les filles trouvaient que ça piquait quand elles me tapaient la bise.

J’avais vingt ans désormais, je n’étais toujours pas poilu. Mes copines me jalousaient mes bras lisses ; Tout juste avais-je trois poils sur le torse. Comment exprimer ma virilité si on me privait de l’essentiel ? Je découvris alors, stupéfait, que certaines femmes n’aimaient pas les hommes poilus. Dans la foulée, j’appris aussi que d’autres n’aimaient pas le déodorant Axe fraîcheur marine ou le parfum Hugo Boss… Sans doute des lesbiennes qui s’ignoraient. Ma copine d’alors me fit une requête qui résonnait comme un coup de poignard dans le cœur : elle voulait que je m’épile les seuls endroits où je pouvais exhiber fièrement de belles touffes bien fournies. Elle avait un côté fétichiste, elle voulait que mon corps soit aussi doux et lisse qu’une statue grecque. Je m’exécutais et, perdant mes poils, je me sentais comme Samson perdant sa chevelure et son pouvoir. Ma virilité était réduite à néant. Elle m’avait enlevé le peu que j’en avais. Perverse, elle s’occupait aussi de mes sourcils et de mes oreilles avec une pince à épiler. Au final, elle avait plus de poils que moi.

Pendant ce temps, mon grand frère portait fièrement une barbe noire faussement négligée. Ma mère trouvait que ça lui allait bien. Il avait toujours été le plus viril d’entre nous. Il était plus trapu, plus brut, plus fort. Il avait les cuisses épaisses, les épaules larges, la mâchoire bien carrée. Il tenait de mon père ; je tenais de ma mère. L’été, il se pavanait avec sa toison sur le torse, sûr de sa puissance, pendant que je cachais mon corps chétif sou des t-shirts XXL. J’étais bien le second, tiens ! Le Poulidor de la fratrie. Un jour, il m’avait dit : « Quoi que tu fasses, tu seras toujours plus jeune que moi ! »

Je laissais pousser ma barbe plus longtemps. Un jour par-ci, un jour par-là. Ma copine rouspétait, mais de plus en plus tard. Je gagnais du terrain, je grignotais des heures. Mais, immanquablement, ça finissait sur un « Tu piques ! Va te raser ! » Et mes espoirs s’évanouissaient.

Je quittais donc ma copine et mon rasoir pour vivre ma propre histoire. Au bout de plusieurs semaines, ma barbe fut acceptable. Pleine de trous, certes ; ma mère ne la trouvait pas assez dense. « Ça fait négligé, disait-elle, pas comme ton frère. » Suivi d’un « Tu suis la mode, mon chéri ? » Non, je ne suivais pas la mode, la mode m’avait suivi. Elle m’avait rattrapé. J’avais trente ans et enfin une barbe qui pouvait en porter le nom et on remettait en cause ma vocation. Qu’importe. J’étais viril, enfin.

C’est à ce moment-là que mes cheveux commencèrent à tomber.

Un repas

Je vous présente mon dernier texte d’atelier d’écriture.
Thème : Un repas + une annonce
Durée : 60 minutes


Au mois de juillet, nous profitons du collège vidé de ses élèves. La bâtisse est si calme, si tranquille. Ce serait un havre de paix s’il n’y avait les collègues. Ce soir a lieu le repas de fin d’année. Un rituel bien calibré à discuter des vacances à venir : la thalasso pour Martine, l’île de Ré pour Albertine et le chemin de Saint Jacques de Compostelle pour Didier ; J’arrive sur les coups de dix-neuf heures. Il faut encore plein jour en ce début d’été. Des tables recouvertes de nappes en papier ont été disposées dans la cour. Le buffet est déjà plein de denrées apportées par les collègues. Encore une fois, ils ont fourni aucun effort : tout a été acheté, rien n’a été cuisiné. Tous ont des excuses bidon ; je les connais par cœur. « Je n’ai pas eu le temps » pour ne pas dire qu’ils n’ont pas eu envie. Ce sont toujours les mêmes qui font des efforts. L’espace d’un instant, j’hésite à déposer ma quiche lorraine. Ce n’est certes pas un chef d’œuvre culinaire, mais l’ont-ils méritée ? L’année dernière, j’en ai ramené la moitié.

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