Record

Je vous présente mon dernier texte d’atelier d’écriture.
Thème : Records & exploits
Durée : 50 minutes


Il régnait cette année en salle des professeurs une morne ambiance. La fenêtre ne fermait plus, la photocopieuse se révélait capricieuse et les ordinateurs mettaient plus de dix minutes à s’allumer. Quand la cafetière avait lâché, j’avais su qu’il me fallait agir. Je ne pouvais laisser mes collègues sombres dans ce marasme. Nous n’avions plus envie de rien. Plus de motivation, plus aucun entrain. Ces professeurs, usés par les réformes successives et vint ans d’échecs pédagogiques étaient prêts à jeter l’éponge, à se vautrer dans le je-m’en-foutisme. Je me suis alors rappelé mes années de stage en usine, là où s’affichait en grand le nombre de jours passés sans accident. Le compteur montait et montait et j’avais vécu le choc de sa remise en zéro. Nous nous étions tous projetés vers l’avenir : combien de temps nous faudrait-il pour retrouver le score précédent ?

Alors, sur un tableau de la salle des professeurs, j’avais écrit :

Jours sans conseils de discipline : 7

La dernière exclusion d’un élève nous avait tous atteints. Un élève qui s’en va, c’est toujours un échec. Je n’avais rien dit à mes collègues. Personne ne parla du tableau à la pause, mais, le lendemain, en arrivant au collège, je vis que le 7 était devenu un 8. Chaque jour, des professeurs changeait le nombre. Son augmentation nous réjouissait en silence, jusqu’à ce qu’un matin fût écrit au marqueur rouge : 0. Cette information nous plomba le moral. Pourtant, l’élève survécut et s’en tira avec du sursis. Alors, sur le tableau, j’inscrivis :

Jours sans exclusion d’élève : 35

Certains collègues se prêtèrent au jeu et ajoutèrent de nouveaux objectifs :

Jours sans commission éducative

Jours dans exclusion de cours

Mais cela était trop sérieux. De petits malins enrichirent la liste avec humour. Désormais, nous comptions les jours depuis la dernière réunion, la dernière grève ou la dernière panne de la photocopieuse. Nous principal n’avait pas le même second degré, mais il perçut que cet outil soudait l’équipe. Nous en discutions ensemble ; nous cherchions à inventer des événements supplémentaires. Désormais, si un professeur excluait un élève de son cours, il s’en excusait auprès des collègues. C’était la marche de la honte vers le tableau pour rayer le chiffre précédent et écrire le 0 honni. La CPE nous apprit que depuis que notre jeu existait, le nombre d’exclusions d’élèves avait diminué.

Pour ma part, je tenais les comptes et établissait les records. Nous les commentions au café, essayant d’expliquer certaines performances et d’anticiper les échecs à venir. Les veilles de vacances devinrent notre bête noire. Il ne fallait pas craquer dans le money-time, tenir jusqu’à la mi-temps pour pouvoir repartir reposés, prêts à battre les meilleurs scores.

Notre plus grand exploit fut sur les copies blanches. Nous n’avions jamais été autant derrière nos élèves les plus récalcitrants. En contrôle, nous les harcelions pour qu’ils écrivent. Au moins une phrase. Quelques mots. Hors de question d’être le perdant et de devoir avouer aux autres que Rayan a rendu sa copie vierge dans notre cours. Ce fut une véritable réussite pédagogique. Notre liste d’objectifs avait remotivé les troupes.
En catimini se développèrent des listes alternatives. Celles qu’on ne pouvait montrer au grand jour. Celles qui concernaient les collègues.

Jours depuis la dernière sortie scolaire de Mme Pantin

Jours depuis le dernier retard de M. Alfort.

Jours sans que Mme Zéphyr n’ait parlé de ses enfants.

La seule fois où ce dernier compteur ne fut pas à zéro, ce fut lorsque Mme Zéphyr était en congé maladie…

Avec mon gang, nous nous donnions des objectifs personnels. Combien de jours sans mettre une heure de colle ? Combien de jours sans ramasser un carnet ? Combien de jours sans avoir crié ? Les recordmen bombaient le torse. On préparait une remise des médailles pour juillet. Les syndicalistes voyaient cela d’un mauvais œil. La performance et la compétition ne les enchantaient pas. C’était eux qui mentaient, qui ne disaient pas qu’ils avaient exclu un élève. La vie scolaire nous les balançait, alors nos délégués syndicaux nous reprochaient d’être puérils, de ne pas prendre notre métier au sérieux. Mais la salle des professeurs renaissait de ses cendres, sa cohésion était au plus haut, bien plus que lors des dernières joutes avec le ministère. C’est alors que les premiers dérapages survinrent.

Un matin, sur le tableau était inscrit tout en bas :

Jours sans que Jennifer soit collée.

La boîte de Pandore était ouverte, nous nous lâchions sur les élèves. Le nombre de jours sans qu’untel oublie ses affaires, le nombre de jours sans qu’untel ne se soit lavé ou se mette à pleurer… IL nous fallu un deuxième tableau pour tout inscrire. J’ai tenté d’avertir que c’était dangereux, que parfois des élèves ou des parents entraient ici, mais mes collègues avaient développé une véritable addiction. Désormais, ils étaient nombreux à parier. Le professeur de mathématiques tenait les comptes en bon bookmaker. Sur l’ENT, il avait ouvert un blog où nous pouvions voir les côtes de chaque objectif. C’est ainsi que j’avais appris que, selon mes collègues, je ne pouvais passer plus de trois jours sans crier sur mes élèves. J’avais vérifié, ils avaient raison… Nous ne jouions pas d’argent – nous sommes enseignants, nous n’en avons pas – mais des dosettes à café. Le déca était la monnaie de plus faible valeur. Les capsules Nespresso faisaient saliver les parieurs. J’ai vu un collègue qui avait perdu tout son stock de café sur un pari risqué. Il errait comme un junkie en salle des professeurs, mendiant des dosettes pour survivre à sa journée.

Sur une mauvaise manipulation d’un collègue de SVT, le blog fut partagé à toute la communauté éducative, parents et élèves compris. Le scandale fut immense, le genre qui va à la case Ministère sans passer par la case rectorat. Il y eut enquête administrative. Qui était à l’origine de ça ? Il fallait un bouc émissaire. Mais qui savait à part moi ? J’avais écrit le premier objectif sans en parler à personne. Nul ne savait qui c’était. Or, on ne pouvait blâmer tout le monde. Il y eut des interrogatoires, des auditions… Personne ne dénonça qui que ce soit puisque personne ne connaissait la vérité. Alors dans ces cas-là, c’est le principal qui trinque. Mutation forcée pour laxisme. Devant la commission, il soutint que le climat du collège s’était amélioré depuis l’arrivée de ces objectifs. Qu’importe, il fallait un fusible. Du jour au lendemain, il disparut.

Quand j’avais appris la nouvelle de sa sanction, j’avais passé une sale soirée, rongé par la culpabilité. Ma nuit fut brève et lorsque j’arrivais au collège, j’étais décidé : je devais me dénoncer. Mais en poussant la salle des professeurs, j’aperçus le tableau blanc de nos méfaits. Dessus était écrit :

Jours sans enquête administrative : 1

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *