Briser la ligne claire

Depuis que j’ai commencé la bande-dessinée, je retombe régulièrement sur des commentaires qui me disent que mon dessin s’inspire de la ligne claire. La ligne claire, instaurée dans le franco-belge par Hergé et son Tintin, date donc des années 30’s… Moi qui aime tant la modernité en bande-dessinée, comment puis-je ainsi promouvoir cette école que je rejette ?!

Un petit rappel avant de démarrer. Voilà la définition donnée par Wikipédia de cette ligne claire :

La ligne claire  est un langage graphique issu de l'école belge de bandes dessinées réunie autour d'Hergé, c'est-à-dire le « style Tintin » associé aux dessinateurs du journal du même nom.
Souvent utilisée hâtivement pour désigner un style graphique peu exubérant, l'expression ligne claire correspond à des choix précis et rigoureux, mais que peu de dessinateurs sont parvenus à épouser sans y déroger aussitôt.
Il s'agit, à la base, d'un dessin caractérisé, après la réalisation des crayonnés, par un trait d'encre noire d'épaisseur constante. Chaque élément forme une cellule isolée par son contour, et reçoit une couleur donnée. Chaque couleur se trouve donc ainsi séparée de sa voisine par un trait.
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Jotunheimen – Post-mortem (2)

Après l’analyse du scénario, il me fallait passer au crible le dessin de Jotunheimen. De sacrés défis m’attendaient, ont-ils été relevés ?

Les ambitions

Lorsque j’ai écrit le scénario de Jotunheimen, je ne me suis pas mis de frein. Je voulais qu’il me pousse à dessiner des scènes qui me semblaient hors de portée de mon crayon. Chaque projet se doit de me faire progresser en dessin par de nouvelles ambitions.

Les difficultés envisagées pour Jotunheimen étaient les suivantes :

  • dessiner de grands paysages de montagne
  • dessiner des personnages plus réalistes
  • dessiner des voitures
  • dessiner des scènes de pluie
  • dessiner un torrent

On voit que si certaines ambitions sont générales, d’autres sont plus précises. Dès le départ, je sais quelles scènes vont me poser problème. Continuer la lecture de « Jotunheimen – Post-mortem (2) »

Dessiner un paysage de grands espaces

makingofCe qui m’inquiétait le plus lorsque j’ai commencé Jotunheimen, c’était le dessin de paysages. Si j’avais appris petit à petit à gérer les espaces urbains grâce à la perspective, c’était complètement différent pour des montagnes vide de toute construction humaine. Et la page 24 me réservait une surprise que j’avais coché depuis bien longtemps dans mon scénario : une case grand format représentant une vue complète sur la vallée suivante… Comment relever ce défi ?

Quand je dis que j’avais anticipé dès le début que cette planche risquait de me donner des sueurs froides, j’en ai même la preuve ! Avant d’avoir dessiné une seule planche, j’avais effectué un test d’encrage sur le même paysage, ne sachant pas à ce moment-là comment gérer ce genre de dessin.

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Dessin réalisé à partir de la même photo.

Témoin de mes errances et questionnements en début de projet, j’avais également fait un essai de grande illustration paysagère pour m’entraîner et voir si cela tenait la route. C’était loin d’être satisfaisant…

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Mais en accumulant les planches avec des paysages, je commence à assouplir mon poignet et à donner plus de vie à l’ensemble. Surtout, je prends beaucoup de plaisir à délaisser la règle servant à tracer mes perspectives. Ici, tout est souple, tout est rond et tout le monde aura bien conscience que j’ai toujours eu un trait rondouillard. C’est clairement ce qui me convient le mieux. Restait le souci d’enrichir les détails au sol intelligemment. Heureusement, une case de la planche précédente m’a obligé à travailler le tout :

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Cette case devait être pleine de cailloux (et sans herbe), tout en montrant la grandeur des lieux (via l’arrière-plan). C’était avant tout une question de patience. Il fallait poser des gros rochers bien identifiés et aux formes diverses, puis remplir de petits cailloux.

Pour mon paysage, la construction du crayonné s’est fait de façon assez simple. J’ai posé les grandes masses, puis je suis monté peu à peu en détails : herbes, roches, cailloux, etc. Et à la fin, j’ai affiné les traits pour voir où j’allais réellement encrer. J’ai également défini les masses pour l’encrage des matières.

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Au niveau de l’encrage, j’ai utilisé trois plumes différentes :

  • Une grosse plume pour l’avant-plan
  • Une petite plume usée pour les plans intermédiaires et les textes
  • Une petite plume neuve pour l’arrière-plan.

J’ai commencé par les textes et l’avant plan :

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J’ai ensuite réalisé l’arrière plan. On remarque que j’ai laissé la masse de rocher de droite en crayonné jusque là. Pour moi, cet espace est critique puisqu’il doit bien se détacher de la masse de montagnes juste derrière.

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Pour bien représenter cet enjeu, voilà ce qu’il faut éviter.

Si l'encrage est raté, les rochers semblent faire partie de la chaîne de montagne de l'arrière plan.
Si l’encrage est raté, les rochers semblent faire partie de la chaîne de montagne de l’arrière plan.

Voilà les masses qui doivent apparaître à l'encrage
Voilà les masses qui doivent apparaître à l’encrage

Cette distinction des masses passe par l’encrage. Deux aspects permettent alors à l’œil de bien faire la différence :

  • L’épaisseur du trait
  • Le niveau de détails

Le résultat, comme vous l’avez déjà vu, est donc le suivant :

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On voit que l’avant plan s’est enrichit de textures de matères. Certains détails sont faits avec une plume fine, contrairement aux contours plus larges des rochers par exemple.

Voilà une planche que j’attendais (et qui me stressait) de terminée. Avec également une case montrant un torrent, c’était un vrai défi. Mais d’autres difficultés m’attendent encore dans les planches suivantes, et déjà je me demande bien comment je vais bien pouvoir les dessiner… Mais chaque chose en son temps !

Un test d’encrage

makingofJ’avais expliqué auparavant combien encrer une scène de nuit me stressait. Je ne me suis donc pas lancé dans l’encrage sans bouée de sauvetage. J’ai réalisé d’abord un test sur calque, afin de déterminer si mes idées étaient les bonnes ou pas et quel rendu j’obtenais réellement.

Le risque majeur était de mettre trop de noir, écrasant le trait et les volumes. Cela aurait été dommage, mais comment utiliser au mieux les aplats de noir et les hachures ? Une fois le calque posé sur la feuille, je réalise un encrage des traits au feutre noir. Le but n’est pas d’être précis, mais rapide. Les tests d’encrage ne sont pas nouveau chez moi, je l’avais déjà fait pour la Chasseuse d’Hommes (voir un des numéros de la newsletter) ou même pour Jotunheimen :

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Feutre, plume, pinceau… Tout y passe !

Au niveau des tests, le but n’est donc pas de réaliser la case et de voir si ça fonctionne mais d’essayer plusieurs techniques.

Encrage_02Je me suis d’abord attelé aux rideaux. En effet, la case, avec son point de fuite centrale, est déjà bien aplatie. Seuls la fenêtre et ses rideaux donnent pas mal de volume, aussi bien par la perspective que par le fait qu’ils soient moins « droits ».

J’ai donc rapidement hachuré le tout en essayant de poser les lumières correctement. Aplats de noir pour la barre, hachures pour le rideau, l’équilibre paraît juste.

Reste à savoir comment poser ma lumière intelligemment. Normalement, il n’y a pas de source particulière dans le refuge puisqu’on est la nuit et que les rideaux sont fermés. Si on veut être cohérent, il ne fait pas vraiment noir la nuit en été en Norvège puisqu’on n’est pas très loin du cercle polaire. Mais comme on est ici dans une bande-dessinée, on peut interpréter ! J’ai donc imaginé une source de lumière à droite (c’est-à-dire au niveau de l’entrée), comme les lumières indiquant les issues de secours. Une fois le test terminé, je déciderai de recentrer la lumière, ce qui correspond plus au choix de mise en scène de la planche.

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La lumière vient de la droite. Pas top.

Le plafond reste un souci à gérer. Je le veux noir . Mais comment éviter un gros aplat sans vie ? J’ajoute un arrondi classique pour donner un volume moins marqué est essaye de le mettre en aplat noir (à gauche) et en hachures (à droite). Comme rien ne me va, j’ajoute un liseré blanc (au crayon, non-visible sur le scan). C’est la solution qui sera finalement retenue.

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Test 1 – Test 2 – Version finale

On peut retrouver le même test pour les banquettes du bas, autre souci. Je voulais d’abord tout mettre en noir, mais je perdais toute notion de volume. J’ai donc décidé d’ajouter le même liseré blanc. Celui-ci est donc une interprétation, puisqu’il ne correspond en rien à une notion de lumière.

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Une fois les choix actés, il ne me restait plus qu’à encrer les deux cases correspondantes. Voilà le comparatif entre les deux versions :

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L’encrage final est réalisé à la plume (trois tailles de plume différentes). Les aplats sont réalisés au pinceau (au feutre pinceau pentel pour être précis)

Je termine cet article pour vous rappeler que je serai au We Do BD demain de 15h à 17h au Carreau du Temple à Paris avec le Culture Zine. Venez nombreux nous voir !

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Mais où sont passés les trolls ?

makingofCes derniers mois, j’ai fini par accepter l’idée de revenir sur des planches pour faire progresser mon travail. Redessiner une case ou une planche est devenu une façon d’atteindre mes objectifs et de ne pas considérer une travail fini comme définitif. Retoucher et refaire, mais quoi exactement ?

Lorsque je dessine la planche 15 en novembre 2014, le test est crucial. Je suis alors en finalisation du scénario de Jotunheimen, mais je sais que le dessin de ce projet va ma poser des problèmes puisque la nature y est omniprésente. Les décors sont un personnage en eux-mêmes. Je m’attelle donc à la réalisation d’une planche test constituée uniquement de paysages norvégiens. Le résultat me convenant, je décide de me lancer dans l’aventure un mois plus tard, après avoir réalisé une planche test côté personnages.

Quatorze planches plus tard, j’aurais simplement pu passer à la seizième, considérant la quinzième comme terminée. Mais un souci majeur de lisibilité persiste, il me fallait le corriger. En effet, pour la deuxième case, le récitatif installé en bas ne convient pas et fausse le sens de lecture. Même si en soit, ce n’est pas grave puisque les textes sont une énumération de lieux, cela crée une forme de blocage lors de la lecture.

Voilà d’ailleurs ce que nous disait Dubatov :

« Juste je ferais une petite remarque sur la lisibilité du lettrage (…). Pour la lecture de la planche, le texte devrait peut-être suivre la lecture des images pour plus de fluidité dans la narration… La case 3 fait « remonter » l’œil dans la lecture de la page par exemple. Ce n’est pas trop gênant ici vu le côté descriptif du texte, façon carte postale. »

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Il fallait donc « simplement » remonter le récitatif. Mais vue la place du bus, je devais aussi décaler la case vers le bas. Bref, cela demandait à être redessiné. Heureusement que la table lumineuse permet de reprendre le dessin de base sans problème.

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À l’origine, une correction de la case 2 suffit. Mais tant qu’à faire, je décide de tout refaire. Avec une table lumineuse, le travail n’est pas si long que ça. Ainsi, en une vingtaine de minutes, tout le crayonné est refait. Cela me permit d’ajuster d’autres petits détails, comme l’encrage ou les textes.

Densifier l’encrage

Au fur et à mesure de la production de Jotunheimen, j’ai mis de côté les grands aplats de noir pour privilégier les hachures. Cela donne plus de volume et de matière. Cela est particulièrement flagrant pour mes personnages vu de dos en avant-plan :

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Je ne cache pas que cette idée d’un encrage plus en matière et plus fourni est lié à l’idée de me passer de couleurs pour la suite… Rien n’est décidé, mais je veux produire des planches lisibles même dépourvues de couleur.

Cet encrage plus en matière est visible avant tout pour la dernière case où l’arbre en avant plan est désormais moins plat. En revanche, l’encrage de la végétation est peut-être moins réussi.

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Au delà des hachures, j’ai aussi pris en compte les remarques de lisibilité liées à l’encrage trop plat. Ainsi, Boutanox disait :

« En comparant le crayonné et la version encrée, tu sembles perdre de la profondeur… C’est un problème récurrent (…) : l’encrage a souvent tendance à « aplatir » le dessin. Peut-être que tu gagnerais à utiliser plusieurs feutres d’épaisseurs différentes, en gardant les traits épais pour le premier plan, et les traits plus fins, plus estompés, pour l’arrière-plan… »

Depuis, j’utilise plusieurs épaisseurs de plumes pour ce projet, il me fallait donc aussi le faire pour cette planche. C’est le cas pour tous les avant-plans (végétation en case 1 et 4), le point de la case 2).

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Nouvelle technique sur Jotunheimen : les avant-plans sont encrés avec une plume plus épaisse, donnant plus de profondeur à l’encrage. Sur cette case, trois niveau de traits : les frères en gros, la mère en moyen et l’armoire avec un trait encore plus fin.

Concernant la case 2, j’en ai profité pour densifier l’encrage du coin haut-gauche (rochers mieux définis, cascade plus marquée…) et j’ai ajouté la texture des pierres du pont. En ajoutant des détails, j’insiste d’autant plus sur le fait que cet élément est proche du lecteur et cela donne de la profondeur. De plus, le pont était en soit un peu vide alors. Enfin, pour des questions de clarté, la rambarde n’est plus toute noire. Seule la partie « derrière » l’est afin de donne un peu de volume au pont en lui-même.

On peut remarquer également le rocher en bas à gauche avec un contour plus épais.

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Des récitatifs à adapter

J’ai profité de l’occasion pour changer également la place et la forme des récitatifs pour mieux les intégrer à l’ensemble. Ainsi Andalsnes devient Le village d’Andalsnes.

La dernière case ne me convenait pas, j’en ai profité pour décaler un peu les deux récitatifs vers les coins de la case.

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Cette démarche de reprendre des planches déjà dessinées est de plus en plus intégrée dans mon travail. Ainsi, je prévois déjà de reprendre la case 2 de la page 1 et la case 3 de la page 13 que je trouve beaucoup trop plates. Pour un projet qui devrait me prendre près de 3 ans, je peux bien passer quelques heures à modifier des détails, non ?

Refaire une case

makingofRefaire une case est toujours désagréable, surtout quand elle a été encrée et colorisée ! Mais c’est parfois nécessaire. Dans le cas de Jotunheimen, j’avais réalisé la première case de l’album, avant tout pour me rassurer sur ma capacité à dessiner une grande case de décor urbain. Lors de la réalisation de cette première page, la question s’est donc posée : fallait-il refaire cette case ? La réponse : oui !

Tout d’abord, une petite comparaison entre les deux cases. Elles ont été réalisées sur le même format et le même type de papier.

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Ce qui marque ici, c’est la finesse de l’encrage pour la deuxième version, notamment sur les fenêtres du ministère. Mais la composition elle-même est différente. Ainsi, la bâtiment prend plus de place, tant horizontalement que verticalement. Il donne bien plus l’impression d’avancer sur la Seine, tout comme le viaduc à droite, moins fuyant.

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On voit bien avec la superposition des cases cette composition légèrement différente. La case est également plus haute, pour des raisons de mise en page. C’est aussi la différence entre faire une case isolée et l’intégrer réellement dans une planche !

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C’est alors l’occasion de retravailler le bâtiment et d’ajouter des détails. Je souhaitais d’abord corriger le problème des « pieds », qui avaient une perspective suspecte. En suite, j’ai détaillé différents éléments, donnant un peu plus de volume et de profondeur à l’ensemble. Ce n’était pas énormément de travail, mais, satisfait du premier essai, je savais que j’allais y arriver et j’ai donc pu corriger les endroits trop simplistes.

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J’en ai profité pour ajouter le viaduc du métro, qui donne un peu plus d’identité à la page et un détail typique de Paris supplémentaire. Cela intègre mieux le pont qui vient ensuite et le métro correspondant.

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Maintenant que je sais mettre des oiseaux dans les pages, je ne m’en suis pas privé… Trois niveaux de profondeur ici.

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J’en ai profité pour essayer d’avoir un encrage plus intéressant. Outre la finesse de certains traits, j’ai ajouté une barrière en haut à gauche, j’ai affiné l’ombre à la fin de la passerelle pour mieux définir le volume et ai changé complètement ma façon d’encrer les pieds du bâtiment pour donner plus de volume et plus de noir aussi. Sous le pont, l’ombre sur le quai donne du volume au quai.

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Vu la nouvelle construction de la case, il paraissait plus intéressant d’écrire le texte sur deux lignes plutôt qu’une. Cela permet de mieux utiliser l’espace en haut à droite.

On pourra toujours me dire qu’une refonte complète de la case n’était pas forcément nécessaire. Mais dans un but d’amélioration, il aurait été dommage de ne pas modifier certains points et, malheureusement, cela passe souvent pas le fait de tout refaire. Et ce sont tous ces petits détails modifiés, mis bout à bout, qui, au final, me rendent satisfait de ma case. Ce qui n’était pas le cas avant !